Le durcissement de la frontière américano-mexicaine : la biodiversité en péril

Sofia Ababou

 Organ Pipe Cactus

Le parc naturel transfrontalier Organ Pipe Cactus - Crédits photo : Sofia Ababou et Thalia D’Aragon-Giguère

 

Durant les derniers mois, le gouvernement américain s’est engagé à construire ou à remplacer presque 800 kilomètres de mur à la frontière américano-mexicaine d'ici la fin de l’année, pour un coût de près de 20 milliards de dollars. Alors que le mur est dévastateur pour la faune et la flore locale et après quatre années de climatosceptisme à la Maison-Blanche, les militants écologistes de la région célèbrent la victoire de Joe Biden après une course serrée avec le président en exercice. Mais l’administration Trump a déjà achevé près de 750 kilomètres sur les 800 prévus, dont la cicatrice laissera des séquelles pour de nombreuses années à venir sur la biodiversité et les communautés frontalières.

Dan Millis, directeur du programme « frontière » du Sierra Club Grand Canyon, explique que les pans de murs érigés en 2020 sont cinq fois plus chers que les anciennes barrières. Que des montagnes, dont certaines sont des sites autochtones sacrés, ont été dynamitées. Que des murs ont été construits au milieu de rivières, comme celle de San Pedro en Arizona. Et que c’est absurde, inefficace, et destructeur – pour les communautés frontalières et pour la biodiversité.

Malgré la multiplication des politiques migratoires agressives sous l’administration Trump, le durcissement des politiques frontalières, dont la construction de pans de murs, n’est pas un phénomène récent. Dan Millis lutte depuis des années, en collaboration avec d’autres organisations environnementales et l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), pour un changement de ton en provenance de Washington.

Car depuis plusieurs décennies, le discours politique sur la zone frontalière américano-mexicaine est figé sur le trafic de drogues, l’immigration non documentée, le terrorisme (depuis 2001), ou plus récemment, le mur de Trump. Mais pour de nombreux habitants de la région, la mosaïque de paysages qui compose la frontière méridionale des États-Unis revêt une tout autre symbolique.

S’étirant sur 3155 kilomètres de long, le tracé frontalier traverse 6 écosystèmes et présente une grande variété de paysages tels que des déserts, des fleuves, des montagnes, des forêts ou des plaines. Au sein de ces viviers naturels cohabitent des milliers d’espèces animales et végétales, certaines même très anciennes : un arbre à créosote de 11 700 ans découvert dans la Vallée Lucerne en Californie est l’une des plus vieilles plantes au monde. Au sud de l’Arizona, le territoire ancestral de la nation autochtone Tohono O’odham chevauche la frontière avec le Mexique et abrite des sites sacrés, tels la montagne Baboquivari. À l’est du pays, au bord du Rio Grande, on retrouve le National Butterfly Center, un refuge essentiel à la survie du fameux papillon monarque, mais aussi des lynx, coyotes, tatous et tortues du Texas. Le Rio Grande borde la frontière avec le Mexique sur plus de 3000 kilomètres et imprègne l’imaginaire collectif par sa singularité et la diversité de ses paysages. C'est aussi l’une des principales sources d'eau dans la région, cruciale pour de nombreuses communautés frontalières en raison de son climat quasi désertique.

Afin de protéger ces espaces naturels, de nombreux parcs ont vu le jour aux quatre coins du pays et des millions de touristes affluent chaque année du monde entier pour les parcourir. Mais malgré des années de lutte pour la conservation de la biodiversité, la construction du mur américano-mexicain a considérablement fragilisé ces écosystèmes frontaliers. Et a sabordé une centaine d’années de lutte pour la protection environnementale.

Construction near Organ Pipe Cactus

La construction du mur dans le parc Organ Pipe Cactus (2020) - Crédits photo : Laiken Jordahl

 

« Vivre et travailler le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique signifie observer la destruction lente, surréaliste des écosystèmes sauvages et fragiles que j'ai passé ma carrière à tenter de protéger » écrit Laiken Jordahl, borderland campaigner du Centre pour la diversité biologique de Tucson en Arizona, en référence à la construction du mur.

Fer de lance de la première campagne électorale de Donald Trump, le projet de construction d’un mur entre les États-Unis et le Mexique a été au cœur des débats publics tout au long de sa présidence. Pourtant, avant l’arrivée au pouvoir du 45e président des États-Unis, des murs et barrières existaient déjà sur environ un tiers du tracé frontalier.

Dès le début des années 1990, les premières barrières avaient été érigées dans quelques grandes villes frontalières - San Diego, El Paso et Nogales - afin de lutter contre l’immigration non documentée et le trafic de drogue. Mais c’est sous l’administration Bush, en pleine lutte contre le terrorisme, que la plus grande partie du mur actuel a été construit.

« Normalement, les lois environnementales locales, étatiques et fédérales devraient protéger les régions frontalières contre ce type de destruction à grande échelle et permettre aux communautés locales d'avoir leur mot à dire dans la mise en place de nouveaux projets fédéraux » écrit Laiken Jordahl à propos de la fragmentation des écosystèmes, du drainage des eaux souterraines et de la destruction d’espaces naturels protégés au nom de la construction du mur frontalier. Mais en 2005, le Congrès a adopté le REAL ID Act qui permet au Directeur Général du Département de la Sécurité Intérieure (DHS) de lever toute loi contrevenant à la construction de murs et de routes le long des frontières nationales.

En 2008, deux millions de mètres cubes de terre ont été déversés à Smuggler’s Gulch, au sud de la Californie, dans un gigantesque canyon situé à quelques kilomètres de l’Océan Pacifique qui borde l’estuaire de la rivière Tijuana, un refuge faunique pour quelques centaines d’espèces d’oiseaux menacées. Alors que la Commission Côtière avait tiré la sonnette d’alarme concernant les dangers d’une telle construction dès le début des années 2000, le passage du REAL ID Act a permis au Département de la Sécurité Intérieure de mener le projet à bien sans avoir à se conformer aux réglementations environnementales en vigueur.

Pendant des décennies, Mike Mc Coy a travaillé à la restauration de l’estuaire de la rivière Tijuana : « Nous voyons beaucoup d'érosion ici. La rivière transporte les sédiments vers l'estuaire, et si cette zone côtière se remplit, les espèces animales et végétales endémiques ne pourront pas survivre ». « C’est catastrophique », poursuit-il.

Depuis 2005, de nombreuses législations ont ainsi été levées les unes après les autres afin d’accélérer l’élévation du mur, faisant fi des lois environnementales en place. On retrouve par exemple la loi sur la protection des espèces menacées, celle sur l’accès à une eau et un air de qualité, ou encore celles sur la protection des aires culturelles et des sites autochtones.

L’autorité allouée au Secrétaire Général du Département de la Sécurité Intérieure pour contourner les législations nationales est la plus vaste jamais votée dans l’histoire du pays, selon le Congressional Research Service. Décrié, critiqué, jugé inconstitutionnel, le REAL ID Act a été déclaré comme ne portant pas atteinte à la séparation des pouvoirs, selon une décision rendue par la Cour Suprême après un bras de fer juridique avec le Sierra Club et l’association Defenders of Wildlife en 2008.

Depuis 2016, l’administration Trump a levé près de 50 lois pour expédier sa promesse de campagne. Et ces derniers mois, elle a même annoncé déroger, pour la première fois depuis 2005, à plus de 10 lois fédérales sur les contrats (contracting laws), qui permettent de garantir une certaine transparence dans la gestion des contrats gouvernementaux avec des compagnies privées lors de travaux publics.

Pour les associations locales qui militent contre la construction du mur, ces dérogations participent à éroder la confiance envers le gouvernement. L’une des compagnies privées sélectionnées par l’administration Trump pour la poursuite du mur, Fisher Sand and Gravel, avait notamment perçu des fonds de l’association d’extrême droite We Build the Wall pour ériger des pans de murs frontaliers sur un terrain privé, au sud du Texas. Le groupe avait fait polémique en déclarant que le gouvernement n’allait pas assez vite pour réaliser sa promesse de campagne et avait déclaré pouvoir construire le mur plus rapidement.

Si ces dérogations inquiètent, c’est qu’à la tête du groupe We Build the Wall se trouve Steve Bannon, l’ancien conseiller du président Trump et figure de l’extrême droite en Europe… arrêté en juillet, accusé d’avoir détourné à des fins personnelles des centaines de milliers de dollars perçus lors d’une campagne de financement en ligne destinée à l’association We Build The Wall (et finalement gracié par le président Trump le 20 janvier dernier). Cette perte de transparence inquiète considérablement les associations locales comme le Sierra Club, qui milite depuis des décennies pour lutter contre les conséquences du mur frontalier sur les écosystèmes de la région.

Si les élections présidentielles de janvier ont amené un regain d’optimisme au sein des communautés frontalières (dès son premier jour de mandat, le président Biden a ordonné une « pause » dans la construction du mur, l'un des 17 décrets exécutifs signé le lendemain de l’inauguration), les militants et dirigeants des communautés frontalières exigent des actions plus concrètes. Comme par exemple l’annulation des contrats en cours, la démolition du mur là où cela est possible, le retrait de dizaines de procès intentés contre des propriétaires fonciers privés par le gouvernement, ou encore le déploiement d’une équipe experts (dont des dirigeants autochtones) afin d’évaluer les dommages causés et établir un plan de restauration. Pour la biodiversité, ainsi que pour les communautés locales, divisées et fragilisées par des années de politiques frontalières de plus en plus agressives. En effet, pour Brian Segee, l’avocat du Centre pour la diversité biologique, « l’assaut de Trump contre la Constitution américaine a atteint de nouveaux sommets en transformant les zones frontalières en régions sacrifiées ».

 Destruction of protected cacti

 Destruction des cactus protégés pour la construction du mur (2020 - Crédits photo : Laiken Jordahl)

 

 

 

 

 

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